Le maître du pessimisme

Publié le par Association Franche-Sylvanie

 

 

L’honneur dû à Cioran (www.liberation.fr)

Première édition dans la Pléiade des œuvres rédigées en français de l’écrivain d’origine roumaine, sarcastique maître du pessimisme qui fut également un bon vivant

 

Sans doute il aurait accueilli cette consécration sur papier bible avec l’un des sarcasmes désabusés qui ont fait sa réputation. «Une dalle funéraire, pire que le Nobel», ricanait Emil Cioran, suppliant son ami Constantin Tacou de renoncer à lui consacrer un Cahier de l’Herne. Il ne sortit qu’en 2009 et reste indispensable pour comprendre ce maître du pessimisme et de l’art de penser contre soi. Maintenant il entre dans la Pléiade, reconnaissance suprême - le Panthéon étant peu probable - pour ce philosophe d’origine roumaine que sa maîtrise de la phrase française autant que sa misanthropie ont inscrit comme l’un des principaux héritiers des moralistes du Grand Siècle.

L’ouvrage ne réunit que les œuvres écrites en français, langue «exténuée» qui le fascinait autant qu’elle le faisait souffrir «par sa clarté inhumaine et son refus de l’indéterminé», dans laquelle il se coula après la guerre en décidant de rester à Paris plutôt que de revenir dans une Roumanie communiste. Le Cioran français est certes le seul qui atteigne à l’universel, et l’élégant volume relié de cuir a en outre l’immense avantage sur le «Quarto» qui le précéda d’être aisément transportable ; les essais, réflexions et aphorismes de cet écrivain resté jusqu’à sa mort apatride sont de ceux que l’on ne cesse de lire et relire.

Inanité.«Les œuvres meurent, les fragments, n’ayant pas vécu, ne peuvent davantage mourir», rappelait-il dans Aveux et anathèmes, un des derniers ouvrages du recueil. Tous y sont depuis Précis de décomposition, son premier livre en français publié en 1949, jusqu’aux Exercices d’admiration, textes sur des écrivains qui le fascinèrent, tel Joseph de Maistre, furent ses amis comme Beckett ou le poète juif roumain Benjamin Fondane mort à Auschwitz. Dans ce volume, on retrouve toutes ses obsessions, depuis le suicide, ce qui ne l’empêchait pas d’être bon vivant et drôle, jusqu’à l’insomnie - «il est impossible d’aimer la vie lorsqu’on ne peut pas dormir» -, l’inanité d’un monde créé par un mauvais démiurge et surtout le refus des fanatismes. «Point d’êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête», notait ce fils de pope qui, livre après livre, expia les engagements fascisants de sa jeunesse. Dans les annexes figurent ses premiers écrits français, très peu connus, dont l’un sur le dor - la nostalgie roumaine -, une intense mélancolie, «une lamentation adoucie par la résignation et l’acceptation du destin». Tout ce que rejetait Cioran, complexé par son trop petit pays natal et son «peuple d’atténués». Mais il en restera pour toujours imprégné.

Tirades.«Par Cioran, un démon s’est infiltré dans la langue française, un vagabond orgueilleux qui refuse l’aumône et propose comme Diogène ses services de maître et non d’esclave», écrit Nicolas Cavaillès, le responsable de l’édition, dans une préface pompeuse et plutôt confuse qui étrangement évacue l’immense auto-ironie de Cioran. Et qui évoque juste en quelques lignes ses errements de jeunesse comme ses œuvres roumaines débordant d’un lyrisme nationaliste. En premier lieu Transfiguration de la Roumanie, avec ses tirades d’un antisémitisme apocalyptique mêlé de fascination pour ce peuple indestructible d’éternels errants. Passionné par Nietzsche et Spengler, le jeune Cioran, comme nombre d’intellectuels roumains de sa génération - dont Mircea Eliade -, rêvait d’une révolution nationale rédemptrice et affichait ses sympathies pour les «légionnaires de la Garde de fer», finalement écrasés par une dictature alliée de l’Allemagne hitlérienne qui les trouvait trop violents. Réduire Cioran à ce passé est absurde. Mais le choix d’un Cioran nettoyé et aseptisé - sinon dans la «chronologie» - est d’autant plus aberrant qu’il empêche de comprendre son œuvre. «La source d’un écrivain ce sont ses hontes», aimait-il à rappeler.

Pour retrouver un Cioran démuséifié, contextualisé, il faut se plonger dans le passionnant Cioran et ses contemporains. On y voit que ce grand solitaire était aussi en plein dans la vie intellectuelle germanopratine, dialoguant indirectement avec Camus ou Blanchot et éblouissant Gary. Ce recueil permet aussi de saisir l’importance dans son œuvre d’une culture roumaine imprégnée d’antiques traditions thraces - où l’on pleurait la naissance et fêtait la mort. «Il m’a fallu toute une vie à m’habituer à l’idée d’être roumain mais les années me ramènent à mes origines et ces ancêtres dont j’ai tant médit, que je les comprends et que je les excuse», écrit-il dans ses Cahiers, immense journal qui n’en est pas vraiment un, et jaillissement de l’œuvre à l’état brut, qui mériterait un second volume dans la Pléiade.

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